Un protocole de séquestration du carbone attendu depuis plus de sept ans

UN PROTOCOLE DE SÉQUESTRATION DU CARBONE ATTENDU DEPUIS PLUS DE 7 ANS

 

Le Québec accuse un retard dans l’élaboration de protocoles menant à l’émission de crédits carbone compensatoires (CrC), si bien que la production ne suffit pas à combler la demande. De 2013 à 2017, les entreprises québécoises ont ainsi acheté 91 % des crédits réglementés compensatoires en Californie, générant une fuite de capitaux de 91 millions de dollars. Si cette tendance est maintenue, ce déficit commercial pourrait atteindre 2,8 milliards de dollars d’ici 2030, alors que le prix du carbone continuera de grimper.

Alors que 75 % des crédits carbone compensatoires (CrC) émis sur le marché californien sont générés avec des projets forestiers, le Québec n’a toujours pas mis sur pied un protocole de séquestration du carbone avec le reboisement, sept ans après la mise en place du marché du carbone commun.

Faute de protocole forestier, la province peine à générer suffisamment de crédits carbone pour les entreprises. Jusqu’à maintenant, Québec a mis sur pied cinq protocoles, dont deux sur la destruction du méthane dans les mines de charbon, alors qu’il n’existe aucune mine du genre dans la province.

Claude Villeneuve, titulaire de la Chaire en éco-conseil de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)

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Seulement deux protocoles québécois sont utilisés pour l’instant, soit celui sur la destruction des substances appauvrissant la couche d’ozone (SACO) et celui sur la destruction du méthane dans les lieux d’enfouissement. Le dernier protocole concerne la capture du méthane dans les fosses à lisier, mais aucun projet du genre n’a encore généré de CrC.

La Californie a pour sa part mis sur pied six différents protocoles pour produire des CrC. Le protocole forestier permet de capter du carbone grâce à l’afforestation, laquelle génère plus de 75 % des crédits au sud de la frontière. De tels projets peuvent être réalisés partout aux États-Unis. Depuis 2013, la Californie a ainsi émis 192 fois plus de crédits carbone que le Québec.

« Un projet mis en place dans le Maine, tout près de chez nous, peut générer des crédits carbone, mais on n’a toujours pas de protocole du genre au Québec », déplore Normand Mousseau, professeur de physique à l’Université de Montréal et directeur de l’Institut de l’énergie Trottier.

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Le Québec participe donc à un marché commun avec la Californie, sans toutefois utiliser un des outils les plus performants pour produire des CrC.

Compter dans son but

Tous les experts interviewés dans le cadre de ce reportage ne comprennent pas pourquoi le Québec tarde autant à mettre sur pied un protocole forestier. « Ils jouent comme du monde qui ne veulent pas gagner, image le biologiste Claude Villeveuve, de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC). Ça fait cinq ans que le ministère nous dit qu’ils préparent le protocole de boisement sur les terres privées et on attend toujours. Il y a quelqu’un qui bloque quelque part. »

« On ne pourra pas se passer de la forêt pour atteindre nos objectifs », renchérit Pierre-Olivier Pineault, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie aux HEC Montréal. Ce dernier estime que le gouvernement agit par excès de précaution dans l’élaboration d’un tel protocole.

Selon Mark Purdon, directeur général de l’Institut québécois du carbone, un institut de recherche indépendant, « le Québec pourrait faire plus pour utiliser ses forêts pour lutter contre le changement climatique ».

Le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC), qui travaille avec le ministère de la Forêt, de la Faune et des Parcs (MFFP) pour l’élaboration d’un protocole visant la séquestration du carbone par des activités de boisement et de reboisement sur le territoire privé du Québec, admet que le travail pour y parvenir est long et ardu.

Selon le MELCC, cette situation s’explique par le fait que le Québec a choisi une approche différente de celle de la Californie. En Californie, le carbone séquestré doit être maintenu sur une période de 100 ans, ce qui amène une lourdeur administrative liée à la gestion de la permanence. Au Québec, on mise plutôt sur l’approche du forçage radiatif, c’est-à-dire sur les bénéfices climatiques réalisés au moment où l’on délivre le crédit carbone. Cette approche, qui génère moins de crédits carbone que l’approche californienne, est moins coûteuse et plus facilement applicable, soutient le MELCC.

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« La rédaction juridique est en cours et le protocole ferait l’objet d’une consultation publique à la Gazette officielle du Québec d’ici le printemps 2020 », assure-t-on.

Ce protocole sera valide sur les terrains privés seulement, mais les ministères évaluent l’option d’ajouter éventuellement un protocole de boisement sur les terres publiques. Selon Claude Villeneuve, il existe un énorme potentiel de production de CrC dans la forêt publique et le gouvernement devrait utiliser cet outil pour atteindre ses objectifs de réduction des GES.

Outre ce protocole forestier, le MELLCC évalue aussi le potentiel de quatre autres protocoles, lesquels permettront d’augmenter le nombre de CrC émis au Québec. Ces protocoles de réduction de GES se feraient dans les domaines de la biométhanisation ou du compostage des matières organiques, de la substitution de carburants dans le secteur du transport maritime, dans la conversion de systèmes de réfrigération et dans l’amélioration des pratiques d’épandage des fertilisants agricoles.

DES CRÉDITS VOLONTAIRES

Au Québec, Solution Will propose de reconnaître une partie des crédits carbone volontaires comme crédits carbone compensatoires dans le portefeuille de conformité des entreprises. « Qui bénéficie des réductions qui sont faites ailleurs ? », lance Martin Clermont, propriétaire de Solution Will, qui a généré trois millions de crédits carbone volontaires en mettant en commun les efforts de 256 entreprises et organisations en tout genre au Québec. Selon ce dernier, cette reconnaissance des crédits volontaires acquis avec des certifications reconnues, telles que Gold Standard ou VCS, permettrait d’optimiser les retombées locales, d’un point de vue social, économique et environnemental.

Québec ne voit toutefois pas l’idée d’un bon oeil, car plusieurs de ces crédits ont été obtenus en réduisant la consommation de carburant fossile, et ce carburant est déjà inclus dans le marché du carbone. L’inclusion de tels crédits volontaires mènerait donc à un double comptage, dit-on au ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques.

Selon Martin Clermont, des formules pourraient être développées pour trouver une solution à ce problème.

Des discussions semblables sont d’ailleurs en cours avec la Californie pour éviter le double comptage lors de la vente d’une unité d’émission.

Martin Clermont, fondateur de Solution Will, estime que les gouvernements devraient compenser leurs émissions de GES au pays pour stimuler l’économie locale.

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André Boily, directeur général de la SADC du Haut-Saguenay, et Martin Clermont, président-directeur général de Solution Will, estiment que les gouvernements du Québec et du Canada devraient montrer l’exemple en compensant leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) en finançant des projets locaux.

En 2017-2018, les émissions du gouvernement du Canada ont atteint 1,114 million de tonnes de GES, une réduction de 32 % par rapport à 2005-2006.

Au Québec, les émissions totales des ministères et organismes du gouvernement s’élevaient à 950 000 tonnes d’équivalent CO2 en 2015-2016, excluant les sociétés d’État. Près de 90 % de ces émissions sont générés par les bâtiments et 10 % par la flotte gouvernementale, selon le ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELLCC).

Jusqu’à maintenant, aucun n’a annoncé son intention de compenser pour ses propres émissions. Au MELLCC, on indique que le gouvernement mise principalement sur l’évitement et la réduction des émissions.

« La compensation carbone peut jouer un rôle complémentaire et est actuellement utilisée dans certaines circonstances, telles que des déplacements aériens et l’organisation d’événements écoresponsables. »

« Nos gouvernements devraient compenser leur empreinte carbone en achetant les réductions faites au pays », estime Martin Clermont, fondateur de Solution Will. Il en coûterait une vingtaine de millions de dollars à chaque palier de gouvernement pour y arriver et ces sommes seraient investies dans l’économie verte du pays.

Même son de cloche du côté d’André Boily, de la SADC du Haut-Saguenay, qui souhaite voir les gouvernements encourager les projets locaux de réduction.

En 2016, les deux hommes ont mis sur pied un projet pilote de mutualisation des réductions des gaz à effet de serre (GES) générés par les petites entreprises, ce qui permet de réduire les coûts d’accréditation. D’un côté, la SADC travaillait directement avec les entreprises ; de l’autre côté, Solution Will s’occupait de vendre les crédits carbone sur le marché volontaire.

Ainsi, depuis 2016, 13 entreprises du Saguenay–Lac-Saint-Jean, dont Gazon Savard, la Clinique médicale Montfort et Bizz, ont évité l’émission de 1,3 million de tonnes de GES. Le succès de l’initiative a incité 14 autres SADC au Québec à emboîter le pas, permettant, au cumulatif, d’éviter l’émission de 3,5 millions de tonnes de GES.

Cet effort de réduction des GES a par ailleurs été récompensé grâce à la vente des crédits carbone, permettant de redistribuer 23 000 $ aux entreprises régionales.

Les GES du G7 compensés… en Colombie-Britannique

Au lieu de compenser les GES localement, le gouvernement du Canada a ouvert un appel d’offres international pour compenser les GES émis lors du Sommet du G7 à Charlevoix en 2018, soit environ 8350 tonnes de GES. D’abord restreint à un appel d’offres local, celui-ci a été ouvert à la planète, déplore André Boily. C’est une entreprise de Colombie-Britannique qui a hérité du contrat en misant sur l’enchère à un prix de 9,50 $/tonne de GES, alors que le gouvernement Trudeau plaidait pour un prix de 20 $/tonne. Avec ce projet, le gouvernement a ainsi financé la réduction de GES en Chine, en Inde, au Zimbabwe et en Colombie-Britannique, indique André Boily.

« J’aurais pu redistribuer 75 000 $ à sept entreprises de la région si le gouvernement avait décidé de compenser localement au prix dont il parle tout le temps », dit-il.

Le Spectacle aérien international de Bagotville a longtemps compensé ses émissions de GES sur le marché volontaire avec le programme Carbone boréal, lequel vise à reboiser les landes forestières. Récemment, le gouvernement a décidé de lancer un appel d’offres. Et c’est le plus bas soumissionnaire qui a remporté la mise, achetant des crédits à l’étranger, déplore Claude Villeneuve, titulaire de la Chaire en éco-conseil de l’UQAC et directeur de Carbone boréal.

Selon André Boily et Claude Villeneuve, les gouvernements devraient montrer l’exemple en compensant leurs émissions au Canada, afin de stimuler l’économie verte locale, tout en favorisant l’atteinte des cibles de réduction.

LE MARCHÉ DU CARBONE EN BREF

Au Québec, le marché du carbone est géré avec le système de plafonnement et d’échange de droits d’émission (SPEDE). Qui fait partie de ce marché ?

  • 78 grands émetteurs industriels qui émettent plus de 25 000 tonnes métriques en équivalent CO2 (t éq. CO2), dont des alumineries, cimenteries, raffineries, usines de produits chimiques, aciéries, et mines
  • 40 distributeurs de carburants fossiles
  • Les émetteurs de 10 000 à 25 000 tonnes sur une base volontaire (depuis 2019)
  • 80 % : pourcentage des émissions de GES couvertes par le marché du carbone au Québec
  • 16 à 20 % : proportion des cibles de réduction atteintes avec le marché du carbone au Québec

Obtenir des droits d’émission : 

  • Unités offertes gratuitement par le gouvernement selon le niveau de production
  • Unités vendues aux enchères
  • Acquisition de crédits carbone compensatoires (maximum de 8 % des émissions totales)
  • Unité pour réductions hâtives
  • Les distributeurs d’énergie ne reçoivent pas d’unités d’émission gratuite. Ils refilent plutôt la facture aux clients. Au prix actuel de 23 $/tonne, ça représente 4,5 cents par litre d’essence à la pompe.

Plafond d’émission au Québec

  • En 2015 : 63,19 millions d’unités d’émission (de tonnes de GES)
  • En 2020 : 54,74 millions d’unités.
  • En 2030 : 45 millions d’unités

Coût de la tonne de carbone 

  • En 2013 : 10,75 $
  • En 2019 : Entre 21 et 23 $
    par tonne
  • 3 845 916 577 $ :revenus générés avec la vente de droits d’émission au Québec jusqu’en novembre 2019. Ces fonds sont versés dans le Fonds vert, qui investit des sommes dans des projets de lutte aux changements climatiques.

 

Cible de réduction des GES

Québec

  • 2020 : -20 % par rapport à 1990,
  • 2030 : -37,5 % par rapport à 1990

Californie

  • 2030 : -40 % par rapport à 1990

 

GUILLAUME ROY

Le Quotidien, paru le 4 avril 2020